Les salles d’émotions : un endroit sécuritaire où l’enfant peut exprimer ses émotions librement en milieu scolaire
Auteurs : Charles Lefebvre, M.Sc. – Psychoéducateur – Services Régionaux de Soutien et d’Expertise pour les élèves en trouble du comportement, Région du Lac St-Jean / Eva de Gosztonyi, Psychologue, Services Régionaux de Soutien et d’Expertise pour les élèves en trouble du comportement, Milieu anglophone.
Mise en contexte
Les émotions … concept difficile à définir et à comprendre. À quoi servent-elles ? De quelles manières surviennent-elles ? Comment s’actualisent-elles par la voie de nos comportements ? Comment en comprendre le sens, leurs fonctions et, surtout, comment composer avec elles? Ces questionnements posent davantage de problèmes dans un contexte scolaire où des milliers d’enfants et d’adultes s’entrecroisent quotidiennement à l’intérieur de relations humaines, empreintes de vulnérabilité et, ce, dans un contexte pédagogique où l’apprentissage de compétences cognitives, socio-émotionnelles et affectives est au rendez-vous et, ce, à l’intérieur des grandes orientations ministérielles (instruire, qualifier et socialiser). Bien entendu, une école est un milieu de vie où des débordements émotionnels sont présents et parfois sont si intenses qu’ils peuvent perturber le climat scolaire et déranger les conditions d’apprentissage de ses usagers. Selon l’école, sa compréhension des difficultés comportementales et émotionnelles, son cadre d’intervention face aux incivilités et les approches d’interventions préconisées, ces dernières peuvent être à géométries variables, passant de mesures de réparation, à des mesures d’aides, à des mesures éducatives et parfois, à des mesures coercitives. Fort de nombreuses années d’accompagnement auprès des milieux vulnérabilisés par l’explosion émotionnelles récurrentes d’élèves et observateur de la surutilisation de certaines interventions qui ne semblaient pas aider ces derniers dans leur détresse, nous nous sommes penchés sur une manière différente de « comprendre » le comportement de ces élèves et de tenter de répondre à leurs besoins : la salle des émotions fut ainsi créée.
Comprendre pour mieux intervenir … un peu de théorie !
Afin de mieux comprendre les émotions et leurs mécanismes, nous nous sommes basés sur le modèle théorique de l’approche développementale du Docteur Gordon Neufeld (1), psychologue du développement, dont la théorie est supportée, grâce à plus de 40 ans de recherches et de pratique, par plusieurs disciplines incluant la neuroscience, la psychologie développementale, la psychologie des profondeurs et la science de l’attachement. Selon sa théorie développementale l’émotion est une énergie irrationnelle qui nous met en mouvement, qui surgit et dont la fonction est de nous « mouvoir vers ce qui va nous aider » afin de nous permettre de survivre. L’émotion est un potentiel d’action qui doit s’exprimer, orchestré par le système limbique du cerveau. Pour Antonio Damasio (2), il est impératif de revoir notre façon de considérer l’être humain et ses émotions. Dans son livre, L’Erreur de Descartes, il décrit de manière explicite le rôle essentiel des émotions dans ce qui a trait à la réflexion, la prise de décision, le civisme et les relations humaines. Dr. Catherine Gueguen (3), pédiatre et conférencière, démontre également sa pertinence dans son livre Heureux d’apprendre à l’école en discutant du fait, en autre, que les zones dévolues aux émotions et à l’affectivité sont en relation constante avec les zones cognitives destinées aux fonctions intellectuelles.
Le modèle émotionnel du Dr. Neufeld (4)
Selon le modèle développemental du Dr. Neufeld, des étapes importantes sur le plan émotionnel, dans le développement de l’être humain, sont cruciales afin de permettre au cerveau une évolution et une maturation optimale. Ces étapes sont concurrentes en ce sens où l’une ne se développera pas si celle qui la précède n’a pas été auparavant développée. La première étape consiste à pouvoir « exprimer » nos émotions, lorsque nous sommes enfants, à l’intérieur d’un cadre d’attachement sécurisant et supportant qui nous aide à passer de l’expression « physique » à l’expression « verbale » lorsque le langage fait son apparition. Ainsi, vers l’âge de 2 ans et plus, un enfant peut être accompagné à « nommer » son émotion (ex : dire « frustré » au lieu de tout lancer). Une fois verbalisé, l’adulte sécurisant accompagne l’enfant à « ressentir » l’émotion pendant qu’il en fait son expérience consciente, notamment en identifiant les manifestations physiologiques et en venant lier l’expérience corporelle à un mot, et ce, même si cette expérience est vulnérable. Par exemple, on peut observer un enfant qui nomme être « frustré » sans pour autant ressentir de la frustration au moment de la nommer. Pour qu’une émotion devienne consciente, il faut lui laisser la place. C’est ainsi que l’émotion devient le sentiment. Toujours selon la théorie développementale, le cerveau acquiert de la maturité en ressentant les émotions. C’est ainsi qu’il parvient, vers l’âge de 5 à 7 ans, lorsque le cortex préfrontal se développe, à pouvoir ressentir deux émotions à la fois. Ainsi, les émotions peuvent se « mélanger » et deviennent tempérées graduellement, le processus intégratif5 fait ainsi son apparition. Finalement, plus tard, l’être humain peut utiliser ses compétences frontales avancées (mentalisation) afin de « réfléchir » à ses émotions et en prendre un recul nécessaire.
De la théorie à la pratique !
La salle des émotions est une pièce, de petite taille, afin d’accompagner l’enfant à exprimer, nommer, ressentir et mélanger ses émotions, peu importe sa nature. Parce qu’il est très vulnérable d’exprimer nos émotions devant un grand public (ex : la classe, les corridors, la récréation, etc.), la salle des émotions permet à l’enfant de pouvoir développer une relation avec ces dernières dans un endroit sécure, à l’intérieur d’un lien sécure avec un adulte l’accompagnant dans tout le processus émotionnel. Par contre, avant d’utiliser une telle salle dans l’école, des incontournables doivent être mis en place. Voici quelques recommandations à sa pré-utilisation :
La direction doit être activement impliquée dans son élaboration.
Le personnel scolaire doit avoir été accompagné à l’utilisation de cette salle et adhérer à cette dernière.
Les intervenants qui accompagneront les élèves dans la salle doivent être formés à l’approche émotionnelle et développementale. Une sensibilisation auprès du personnel est à conseiller.
Un budget pour l’aménagement de la salle doit être présent.
L’accès à la salle doit être facile mais séparé des classes afin de préserver la dignité de son utilisateur.
Comment utiliser la salle !
La salle ne peut être utilisée que par un élève à la fois. Préalablement à son utilisation, le matériel et la manière de s’en servir doit être modélisé avec l’élève lorsque ce dernier est disposé émotivement. L’adulte est constamment présent avec l’enfant durant l’intervention et cette dernière est variable selon l’intensité émotionnelle de l’élève. Puisque chaque enfant est différent, le penchant naturel de chacun d’eux l’est également. Ainsi, le rôle de l’adulte est de trouver le ou les moyens expressifs qui correspondent aux besoins de l’élève. L’objectif de la salle des émotions n’est pas d’apprendre à l’enfant à se calmer ou à contrôler ses émotions mais bien de développer avec lui une relation avec ses émotions pour qu’il puisse ainsi les exprimer de manière socialement plus acceptable. Pour se faire, des étapes sont importantes à considérer.
Premièrement, il faut considérer l’utilisation de la salle des émotions comme un processus d’intervention et non comme une intervention éducative en soi. C’est pour cette raison que, d’une part, la salle des émotions sert à exprimer les frustrations de l’enfant et, d’autres part, amener l’élève à développer des idées et des intentions d’éruptions émotionnelles non-violentes. Par contre, il ne s’agit pas seulement d’un endroit où l’enfant peut extérioriser ses émotions mais bien d’un endroit où l’adulte accompagne l’enfant à les ressentir, les nommer et éventuellement les tempérer. Deuxièmement, ce processus passe de l’étape « j’évacue mes émotions » à une étape où l’adulte amène l’élève à ressentir la tristesse qui l’accompagne. Il peut arriver qu’en intervention, on tente de rationnaliser (pourquoi as-tu fait cela ?) et de trouver « des moyens » trop tôt dans le processus émotionnel. La tristesse doit être ressentie puisque c’est elle qui nous amène vers la résilience et permet à l’enfant de voir autrement les composantes d’une situation. Ainsi, la salle des émotions permet de « tolérer » la vulnérabilité des émotions plutôt que de « résister » à ces dernières. La salle des émotions invite donc l’enfant à exprimer ses émotions tandis que l’adulte l’accompagne dans son expression, son identification, sa normalisation et son écoute pour finalement, amener l’enfant à développer un paysage émotionnel étoffé qui lui permettra de développer une civilité, une capacité d’empathie et un autocontrôle adaptatif aux diverses situations problématiques qu’il fera face dans son expérience humaine. Par contre, ce processus peut être long et demander du temps car, plus une émotion est vulnérable, plus il est difficile pour le cerveau de la tempérer.
Conclusion
Depuis quelques années, certaines écoles au Québec mais également au Canada ont fait l’expérience de la salle des émotions, tel que présenté dans cet article. Voici quelques témoignages de son utilisation :
« L'implantation de la salle d'émotion dans nos écoles ont permis une diminution notable des crises de type désorganisée avec bris et/ou coup aux pairs ainsi qu'une rare utilisation des mesures exceptionnelles de type « maintien physique ». De plus, la plupart des élèves ont maintenant le réflexe de sortir par eux-mêmes de leurs classes et de se diriger vers ces salles. Il est beaucoup plus facile, sécuritaire et efficace de pouvoir intervenir auprès de l'élève avec cette structure environnementale et clinique favorisant la décharge émotionnelle, avant de mettre en péril son image personnelle auprès de ses pairs et de ses figures d'attachement adulte. » (Anne-Marie Lefrançois, Psychoéducatrice, Centre de Service Scolaire du Pays des Bleuets). « Nous en sommes à la troisième année d’utilisation de la salle des émotions que nous nommons la bulle et notre expérience est des plus bénéfique. Le local permet aux intervenants de l’école d’agir en prévention et il leur donne un lieu sécuritaire pour bien accompagner les enfants dans le développement de l’expression des émotions en utilisant des interventions individualisées. La bulle devient un repère pour les enfants qui ont des difficultés émotives. » (Claudia Simard, Psychoéducatrice, Centre de Service Scolaire du Pays des Bleuets). « Nous avons une salle d'éruption sécuritaire (salle des émotions) dans notre école depuis trois ans et demi. Avant de créer cet espace, nous avions des étudiants qui déchiraient des bureaux ou renversaient une salle de classe. Traiter la frustration malsaine d'un élève dans cet espace sécuritaire a permis l'expression de la frustration sans qu'il soit nécessaire d'imposer des conséquences après coup… Nous avons travaillé très fort pour aider nos élèves à trouver leur chemin vers l'espace sécuritaire lorsqu'ils se sentent, ou lorsque leurs enseignants voient, leur frustration grandir. La plupart des étudiants accèdent désormais à cet espace de manière indépendante et trouvent un exutoire à leur frustration. Pour de nombreux étudiants, nous avons constaté une réduction significative de la fréquence et de la gravité de leurs éruptions. » Jackie Hann, enseignante, Stephie Woima Elementary School, Chinooks Edge School Division #73, Sylvan Lake, Alberta
Avec les 30 % d’enfants qui présentent des traumas relationnels et les 20 % d’enfants qui sont polytraumatisés dans nos écoles (6), l’utilisation d’interventions, dont la visée est de « corriger » le comportement de manière coercitive, a pour effet de rendre l’enfant insensible, de rigidifier son comportement, de diminuer sa capacité d’empathie et de le propulser vers une trajectoire des conduites antisociales (agressivité, drogues et vols) (7). Parallèlement, tenter d’amener l’enfant « à se calmer » trop rapidement vient altérer le rôle principal et la nature même des émotions dans le développement. Ainsi, accueillir et accompagner l’enfant à pouvoir exprimer, nommer et ressentir ses émotions à l’intérieur d’un « repère tranquille » que l’on nomme « la salle des émotions » semble être une avenue prometteuse.
Mots clés : salle, émotion, développementale, implantation, scolaire.
Références
Neufeld, G., Maté, G. (2005). Retrouver son rôle de parent. Les éditions de l’homme.
Damasio, R. A., (2010). L’erreur de Descartes (4e édition). Odile Jacob.
Gueguen, K. (2018). Heureux d’apprendre à l’école. Comment les neurosciences affectives et sociales peuvent changer l’éducation. Les arènes . Robert Laffont.
Neufeld, G. Science des émotions, cours en ligne (Institut Neufeld 2016 : https://www.institutneufeld.org/product-page/la-science-des-émotions ).
White, Sheldon. « Evidence for a hierarchical arrangement of learning processes ». Advances in Child Development and Behavior, vol.2, 1965, p.187-220.
Collin-Vézina, D., Milot, T., Godbout, N. (2018). Trauma Complexe – Comprendre, évaluer et intervenir. Presse de l’Université du Québec.
Waller, R. et al. (2013). What are the associations between parenting, callous-unemotional traits, and antisocial behavior in youth ? A systematic review of evidence”. Clinical Psychology Review, vol.33, #4, p.593-608.
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